L’OREILLE DU JUGE

Les années de fac, cette période communément décrite comme bénie, c’était les années à regarder les Maitres, ceux que l’on pouvait trouver sur notre chemin, et qui parfois, orientaient nos rêves, nos études et finalement notre vie.

A cette époque, déjà, j’étais fasciné par le travail mystérieux de l’Avocat, celui qui se forgeait dans le secret de son cabinet, bien loin des effets de manches et des bruits du Palais qui m’effrayaient plutôt, ce travail de construction, de création, de mise en musique du dossier.

Pour gagner.

Comment extirper les informations cruciales de la masse des pièces et des explications données, où trouver la règle juridique applicable, comment déjouer les chausses trappes et les faiblesses de l’affaire, comment gagner.

C’est l’époque des stages où l’on regarde de tous nos yeux le peu que l’on veut bien nous montrer de ce travail alchimique de création du dossier.

C’est là qu’un vieil avocat qui tenait ses bureaux vers Esquirol avait pour la première fois prononcé devant moi cette phrase mystérieuse que je devais entendre tant de fois par la suite : « L’important c’est d’avoir l’oreille du Juge ».

L’oreille du Juge ? Laquelle ? On l’attrape comment ? On en fait quoi ? Peut-on la perdre, la louer ou la donner ? La manger qui sait ?

Cela voudrait il dire que comme le dit l’adage populaire : il y a deux avocats, celui qui connait la Loi et celui qui connait le Juge ?

Forcément non pensais je alors, et aujourd’hui trainant ma robe aux quatre coins de la France depuis bientôt trente ans, que mon lecteur soit rassuré, nous avons la chance de vivre dans un pays où l’écrasante majorité de la magistrature ne connait qu’une chose : la règle de droit qu’il faut appliquer avec rigueur et impartialité. Le Juge et la Loi, c\’est presque toujours la même chose. Presque.

Mais aussi, j’ai vu celle là qui, se croyant seule murmurait « que va-t-il encore nous raconter celui la ? Y a longtemps que je ne l’écoute plus ».

Et celui là, aux assises, alors que j’avais plaidé l’acquittement comme un sauvage, après un délibéré astronomiquement long, qui m’avait ainsi salué d’un « vous avez remarquablement plaidé Maitre … il m’a bien fallu six heures pour les retourner »

 

Et celui là utilisant les dispositions de l’article 700 du code de procédure civile, article permettant au juge de condamner la partie perdante à payer une partie des frais d’avocats de la partie gagnante, en fonction de la taille des cabinets d’avocats, gros cabinet gros article 700 petit cabinet petit article 700.

Et celle là qui refuse d‘autoriser d’assigner d’heure à heure pour un père qui a vu la mère de ses enfants s’envoler du jour au lendemain à 800 kilomètres, « bah de toutes façons ils sont partis maintenant donc je rejetterais forcément votre demande »

Au delà de cas sans doute caricaturaux et qui, encore une fois, ne sauraient être pris pour une généralité, quel avocat n’a pas eu bien souvent le sentiment qu’il gagnait pour de mauvaises raisons et perdait pour d’autres encore plus mauvaises ?

Et laissons les grand mots et les grands principes au placard et souvenons nous que nous sommes tous les mêmes êtres humains faits de chair, de sang, et aussi de tas de défauts, et que si les pièces du dossier tachées de café et puant la friture, déposées de la main sale de mon client à tête de faux témoin m’ont tellement agacé et perturbé dans la rédaction sereine de mes conclusions, pourquoi n’en serait pas de même pour celui qui va juger cet homme là ?

L’impartialité n’est t elle pas un fardeau bien trop lourd à porter ?

Peut on accepter un système qui, même si c’est dans moins de un pour cent des cas, laisse sa chance aux atrabilaires, aux versatiles, qui accepte que l’art de juger puisse un instant être mêlé au parti pris ?

Et d’ailleurs, aucun autre corps de métier n’a l’honneur d’être considéré comme assez impartial pour n’être protégé d’aucun garde fou.

Personne n’est choqué de savoir que toutes copies d’examen sont anonymisées et que les correcteurs ne connaissent ni les rédacteurs des copies ni leurs maitres.

Les profs seraient il donc plus perméables aux influences, plus sensibles aux ambiances, plus équivoques au regard des personnes, plus fluctuant dans leurs choix en fonction des jours que les juges ?

Et si l’on faisait rejuger à des magistrats des affaires déjà jugées en anonymisant les noms des parties et des avocats, n’aurait on pas quelques surprises ?

Mais qui veut ouvrir les yeux sur cela ?

Vaut-il mieux continuer à essayer d’avoir d’oreille du Juge ? Personnellement, les oreilles, c’est uniquement en persillade que ca m’inspire et je suis orgueilleux : je veux gagner par ma science et mon talent, pas en chuchotant à je ne sais quelle oreille.

 

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